Pourquoi ai-je rejoint SEVE ? par Abdennour Bidar
Parce que l’éveil à un « savoir être et vivre ensemble » me semble constituer l’objectif majeur de toute Ecole digne de ce nom.
« Savoir être » : savoir qui l’on est et qui l’on veut être, savoir exister toujours pleinement, intensément, consciemment, avec ce que la vie nous donne à chaque instant; « savoir vivre ensemble » : savoir nouer avec les autres, sans exception d’origine, de couleur, de croyance, de nationalité, d’identité ou encore d’affinités électives, une relation de liberté, égalité, fraternité.
Comment SEVE se propose-t-elle de contribuer à l’émergence de tout cela ?
En offrant aux enfants, dans la classe ou pendant le temps périscolaire, un éveil au questionnement philosophique aussi bien qu’à la pratique de l’attention à soi et aux autres.
Ce qui nous unit est plus essentiel que ce qui nous divise.
A travers le questionnement partagé, organisé par un dispositif rigoureux de débat en classe, chacun apprend : à s’interroger et à se positionner personnellement sur les grandes questions de sens (illusions, bonheur, bien et mal, liberté, responsabilité, vertu, sagesse, limites, mort, valeurs, croyances) qui font de chacune de nos vies une existence humaine, c’est-à-dire en quête d’une conscience toujours plus claire et approfondie de soi et du monde ; à s’interroger avec les autres, pour faire l’apprentissage concret aussi bien d’une citoyenneté qui prend la parole (pour s’exprimer, et au besoin s’indigner) que d’une capacité à accepter pleinement l’altérité des points de vue et à s’en nourrir ; pour découvrir enfin que si nos réponses souvent nous séparent, notre humanité commune est faite de grandes interrogations qui nous rassemblent. Expérience décisive : ce qui nous unit est plus essentiel que ce qui nous divise.
Ce questionnement partagé en classe est introduit par un temps de silence – certains diront méditation. Moment inaugural d’attention à soi, de retour à soi. En me rendant attentif à ce qui se passe en moi, là dans l’instant, je ne prête bientôt plus qu’une attention amoindrie aux bruits du monde. Peu à peu je me libère de tout ce qui est en surface. Et voilà que l’émotion ou la pensée qui me vient semble remonter du plus loin en moi-même. Je la reconnais, elle m’est familière. C’est elle qui donne sa couleur à mon milieu intérieur le plus personnel. Elle qui avec tout son halo de sensations et d’images anime ma vie profonde lorsqu’ainsi je me reconnecte à moi-même. Elle est caillou du Petit Poucet. Elle me dit mystérieusement le premier mot du secret de qui je suis. J’apprends au quotidien, et au long cours, à rester concentré sur le chemin qu’elle m’ouvre, et à sa lumière je m’élance confiant dans la nuit de mon intériorité. Je m’apaise. Lorsque je sors de ce temps de silence, je reviens vers les autres en étant un peu plus ancré en moi-même, inspiré du dedans. Ainsi mobilisé à partir de ma profondeur, j’ai peut-être maintenant davantage à leur offrir que mon moi de surface…
Le rôle du professeur est décisif. Il n’est plus le « sachant » (…), il est un modeste Socrate qui aider chacun à accoucher de son propre savoir, de sa conviction la plus personnelle (…).
Le questionnement en commun peut s’engager. Matthew Lipman parlait de « communauté de recherche philosophique ». Mise en culture de l’attention aux autres : chacun n’est pas là que pour exprimer son opinion de base sur le sujet ; la discussion philosophique n’est pas une collection ou juxtaposition d’opinions, ni de témoignages, elle n’est pas le « café du commerce » ou chacun dit ce qui lui passe par la tête ou fait sa confession intime; les uns et les autres essaient donc de « tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler » ; et de s’écouter au lieu de seulement s’entendre distraitement, en étant uniquement impatient de prendre la parole à son tour. Tous tenteront ainsi l’effort exigeant de comprendre ce que l’autre veut dire, où il veut venir, de se mettre un peu à sa place ; de s’interroger mutuellement pour se demander des explications, de se répondre avec le maximum de sincérité et de logique, d’examiner patiemment et sereinement les désaccords, d’élaborer ensemble avec soin les arguments en débat – plutôt que chacun parte de son côté. Cela afin de construire ensemble une véritable réflexion. C’est-à-dire ? Une telle réflexion requiert d’abord d’élaborer ensemble au maximum la ou les questions claires et distinctes qui se posent sur ce sujet. Il ne suffit pas de dire qu’on va « parler du bonheur » ou « parler du pardon » ou « parler de la justice ». Quelles questions cruciales – à la fois intemporelles et actuelles – peut-on se poser sur de tels sujets ? A partir de là, on s’est réellement donné les moyens d’aller plus loin vers la pleine conscience du problème qui se pose, et de s’engager dans l’élaboration des argumentations sur lesquels les différentes approches de ce problème peuvent s’appuyer.
Pour réussir tout cela, le rôle du professeur est décisif. Il n’est plus le « sachant » qui délivre un savoir ex cathedra. Il est un modeste Socrate qui aider chacun à accoucher de son propre savoir, de sa conviction la plus personnelle ; et qui aide la classe à se constituer et à s’éprouver comme véritable société démocratique – en même temps qu’école philosophique (au sens étymologique d’un « amour de la sagesse »).
Philosopher avec les enfants ne s’improvise pas. Là comme ailleurs, la route de l’enfer – c’est-à-dire de la médiocrité et de l’illusion – est pavée de bonnes intentions. Rien ne remplace une formation la plus solide qui soit. La culture philosophique est indispensable, et ne s’acquiert pas en un tournemain – j’ai commencé à enseigner à 24 ans et c’est seulement à 30 ans passés que j’ai eu enfin la perception un peu plus claire des grands dessins de l’immense puzzle formé par les grandes pensées de l’histoire de la philosophie en Occident. Outre cette culture, le professeur sera formé aux meilleures méthodes de philosophie pour les enfants, les plus investies et reconnues par la recherche universitaire – voir pour cela l’excellent livre publié par Olivier Blond-Rzewuski, Pourquoi et comment philosopher avec des enfants ? (Hatier, août 2018). Le professeur sera là comme une sorte de chef d’orchestre, veillant à ce que tous s’expriment – sans qu’aucun ne soit exclu, sans qu’aucun ne prétende imposer sa vérité – dans un climat d’attention, de bienveillance, de respect, de non-violence. Son savoir-faire sera d’aider la réflexion à se structurer pour progresser, et à la relancer à chaque fois qu’elle s’essouffle, qu’elle manque d’inspiration, qu’elle menace de tomber dans une impasse, ou qu’elle est guettée par un péril encore plus grand : celui d’avoir trouvé et dit « toute la vérité », alors que celle-ci, si elle existe, nous attend toujours au-delà de notre parole.
Le « savoir être et vivre ensemble » que propose SEVE en fait à mes yeux l’une de ces mille et une initiatives « tisserandes » qui ont entrepris aujourd’hui de « Réparer ensemble le tissu déchiré du monde ».
Voilà, vous savez un peu mieux maintenant pourquoi j’ai rejoint SEVE, avec enthousiasme et vigilance, grande confiance aussi lorsque je vois la qualité humaine et professionnelle des équipes responsables de la formation. Le « savoir être et vivre ensemble » que propose SEVE en fait à mes yeux l’une de ces mille et une initiatives « tisserandes » qui ont entrepris aujourd’hui de « Réparer ensemble le tissu déchiré du monde ».
Telle est bien là en effet la grande tâche de société et de civilisation qui sollicite à présent l’engagement de toutes et tous, chacune et chacun avec ses moyens et dans son domaine.
Renouer le triple lien vital, nourricier mais brisé ou trop en souffrance, à soi, aux autres, à la nature et l’univers.
Renouer, dans une société matérialiste et consumériste, le lien de conscience avec notre moi profond au lieu de rester dépossédé de soi par la poursuite illusoire de biens et plaisirs superficiels.
Renouer, dans une société individualiste et communautariste, le lien de compassion, solidarité et fraternité au lieu de l’indifférence, de la peur et de la haine.
Renouer, dans une civilisation humaine destructrice de la nature, le lien biophile de respect, de sobriété et de contemplation avec ce que la terre nous offre.
Œuvrons tous ensemble pour que la SEVE de ces trois liens coule à nouveau dans nos veines !
Abdennour Bidar est normalien et agrégé de philosophie, docteur en philosophie. Après plusieurs essais consacrés à la philosophie de la religion, notamment à partir d’études sur l’islam, il a publié plus récemment une Histoire de l’humanisme en Occident (Armand Colin) et plusieurs essais consacrés au vivre ensemble, dont ´Les tisserands’ (Les liens qui libèrent).